Certains endroits du monde catalysent une activité d'innovation particulière, à l'instar de la fameuse Silicon Valley. Ces «innovation hubs» montrent une activité spécialement intense dans la création de start-up high-tech en lien avec des centres académiques. On peut mesurer cette activité via les volumes d'investissement capital-risque.
La Suisse fait partie des régions européennes qui peuvent prétendre être de tels «innovation hubs». La région lémanique (Lausanne-Geneva-Bern) a même été mise en avant comme le premier hub européen en matière de sciences de la vie dans l'étude Startup Genome.
La Suisse est toutefois devancée par plusieurs autres régions. Nous nous intéressons ici à celle de Stockholm (Suède), qui offre beaucoup de paramètres comparables avec la Suisse. Elle a aussi montré une activité d'investissement capital-risque supérieure (double, grosso modo) en 2018, tout en étant partie du même niveau en 2010-2012.
«La Suisse fait partie des régions européennes qui peuvent prétendre être de tels innovation hubs»
En fonction de la manière dont on lit différents index, la Suisse possède davantage de points forts concernant l'innovation. En matière de PIB, elle compte ainsi de nombreuses entreprises faisant partie des Fortune 500, et elle figure en bonne position en termes de compétitivité, ainsi qu’au niveau de la liberté de faire des affaires. Ses trois meilleures universités, dont les publications scientifiques sont davantage citées, sont bien mieux placées dans les rankings internationaux. La collaboration entre l’industrie et les milieux académiques est plus intense et développée. En outre, notre pays figure régulièrement à la première place dans le domaine du dépôt de brevets. La place financière helvétique est, par ailleurs, incomparablement plus développée qu’ailleurs. Enfin, la Suisse accueille davantage d’étudiants étrangers dans ses filières supérieures.
Comment réconcilier ces nombreux avantages de compétitivité pour la Suisse avec le développement plus soutenu des entreprises innovantes disruptives qui atteignent le stade de licorne, qui se font racheter ou entrent en bourse? D'où vient cette apparente contradiction?
Quatre pistes nous semblent expliquer ce décalage.
Comme premier élément, on peut observer que la proportion de diplômés dans l'ingénierie et les TIC au niveau doctoral est nettement plus fort en Suède qu'en Suisse (source: OCDE).
La présence de multinationales, de grands groupes, d'entités bancaires et d'établissements d'assurance majeurs constitue l’une des forces de la Suisse. Tous ces acteurs ne sont pourtant pas les catalyseurs traditionnels de l'innovation: une hypothèse est que ces forces sont aussi un point faible quand il s'agit de trouver des premiers clients ou partenaires «corporate» prêts à prendre des risques hors des sentiers battus, et dans des domaines disruptifs de transformation digitale qui ne leur sont pas familiers.
D'autre part, on voit que la Suisse est traditionnellement nettement plus forte et présente dans les produits et l'ingénierie, et qu'elle a une activité d'exportation intense dans ces domaines.
La Suède, de son côté, s'est positionnée depuis au moins deux décennies dans le domaine des TIC et les services. Ce n'est sans doute pas un hasard si les licornes et les succès d'exit relèvent tous du domaine digital et B2C.
Très polyglotte, la société suédoise est ouverte aux autres cultures. L’anglais est enseigné dès le plus jeune âge. Il s'agit d'une société égalitaire où les femmes sont largement plus représentées dans le tissu économique, académique et d'innovation. Le pays dispose d'une excellente couverture sociale qui diminue le risque pour les entrepreneurs. Relevons qu'au contraire de la Suisse, la couverture chômage est assurée également pour les entrepreneurs.
Le vaste territoire suédois fournit un cadre favorable à une politique plutôt accueillante pour les immigrants, surtout académiques (voir par exemple la campagne @movetostockholm).
La densité de création de nouvelles sociétés y est nettement plus forte qu'en Suisse. C'est d’ailleurs mathématique: si l'on crée plus de start-up au départ, on a plus de chances d’obtenir de grands succès une fois qu'elles trouvent leur marché et grandissent (phase de scaling-up).
«Très polyglotte, la société suédoise est ouverte aux autres cultures»
Membre de l'Union européenne, la Suède a naturellement accès à ce grand marché et se positionne également comme une porte d'entrée économique pour les pays nordiques, voire pour une partie de la Russie. Les start-up et scale-up suédoises utilisent pleinement ces canaux d'exportation.
Les licornes sont des sociétés non cotées dont le dernier tour d'investissement les valorise à plus d'un milliard de dollars. Elles sont devenues l’une des mesures du dynamisme d'innovation d'un pays.
Les licornes suédoises ne sont pas plus nombreuses qu'en Suisse. Par contre, c'est l'acquisition retentissante, ou l'entrée en bourse, de trois d'entre elles qui donne à la Suède sa réputation de pays favorable: Spotify (entré en bourse, 30 milliards de dollars), Skype (acquis par Microsoft pour 2,6 milliards de dollars) et IZettle (acquis pour 2,2 milliards de dollars).
De telles exits produisent un appel d'air et créent des dizaines de millionnaires, lesquels deviennent, dans bien des cas, fondateurs de nouvelles start-up ou business angels expérimentés. Une telle communauté n'existe pas encore en Suisse, même si l’on en voit des signaux avant-coureurs et que certaines scale-up du canton de Vaud se préparent à une entrée en bourse potentielle (Nexthink, Sophia Genetics, Green Motion).
On pourrait donc estimer que la Suède bénéficie surtout de quelques années d'avance et que la Suisse, de même que le canton de Vaud, peuvent parfaitement prétendre à ce niveau de succès. Plusieurs points pourraient favoriser cette évolution: simplifier la création de sociétés et également leur disparition en cas d'insuccès (pour libérer les entrepreneurs), favoriser l'entrepreneuriat au féminin, miser davantage sur la formation dans les filières digitales et, enfin, favoriser les scale-up pour les aider à atteindre leur succès (exit) et créer ainsi une communauté d'entrepreneurs à succès.
«On pourrait donc estimer que la Suède bénéficie surtout de quelques années d'avance et que la Suisse, de même que le canton de Vaud, peuvent parfaitement prétendre à ce niveau de succès»